Porno : être accro, ce n’est pas forcément en regarder trop

LE PLUS. Dans son film « Don Jon », Joseph Gordon-Levitt joue un personnage accro au porno. Mais l’addiction à la pornographie existe-t-elle ? Y a-t-il un moment où l’on consomme trop de porno ? Réponse avec Simon Corneau, professeur au département de l’université du Québec à Montréal, et Caroline Messier-Bellemare, sexologue clinicienne et psychothérapeute (carolinemb.com).

Certains auteurs notent depuis quelques années une hausse des demandes de consultation psychologique et sexologique en lien avec un usage de pornographie jugé problématique [1]. Les usagers de pornographie et leur entourage font de plus en plus appel aux cliniciens pour les aider à gérer leur usage et ses répercussions sur leur vie sexuelle et relationnelle [2].

C’est notamment pourquoi on a récemment débattu aux États-Unis de la possibilité d’inclure une nouvelle catégorie diagnostic en lien avec un usage problématique de pornographie dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM). Si la nouvelle nomenclature avait été approuvée, il aurait été possible de diagnostiquer une personne souffrant d’un usage problématique de pornographie sous l’étiquette « trouble de l’hypersexualité » (ou « trouble hypersexuel »).

Pour des raisons empiriques, cliniques et politiques, le trouble de l’hypersexualité ne sera pas inclus dans cette dernière version du DSM. L’occasion de se demander s’il est possible de développer un usage problématique de pornographie. Et de faire le point sur les arguments des défenseurs et des détracteurs en ce qui concerne l’usage problématique de pornographie. Quels sont les critères qui délimitent quand la pornographie devient trop ?

Caractère excessif

Pour comprendre en quoi un comportement puisse être qualifié d’hypersexuel, il faut pouvoir le comparer à un comportement sexuel dit normal. C’est le caractère « excessif », combiné aux risques et aux conséquences associés qui peuvent affecter le fonctionnement « normal » d’une personne ou engendrer de la détresse chez l’individu, qui justifie le diagnostic d’hypersexualité [3].

Les critères suggérés pour définir le « trouble hypersexuel » renvoient, entre autres, à l’incapacité d’arrêter le comportement, à des effets négatifs y étant associés (détresse psychologique), au temps passé à la poursuite du comportement, au manque de contrôle sur ses pulsions, etc. [4] En consultation clinique, les aspects liés à la détresse et à la souffrance sont bien réels.

Les études les plus récentes qui ont utilisé les nouveaux critères proposés indiquent que 3 à 6% des Nord-Américains souffriraient d’un trouble hypersexuel, tous types confondus [3]. Ce qui se retrouve derrière ces critères est l’idée de l’escalade du comportement (le toujours plus), le manque de contrôle de l’individu sur son propre comportement et la présence d’une souffrance subjective.

Doutes quant à leur « normalité »

Le travail du/de la sexologue consiste premièrement à bien cerner la demande de la personne qui vient la consulter. Pourquoi le fait-elle ? Pour qui ? Pourquoi maintenant ? Que considère-t-elle comme problématique dans son usage de pornographie ? Avec qui ou quoi l’usage de pornographie entre-t-il en conflit (conjoint-e, valeurs personnelles, sociales, etc.) ? Que suscite cette pratique chez la personne (émotions négatives : peur, honte, culpabilité, etc.) ?

De manière générale, les gens consultent parce qu’ils considèrent personnellement leur usage comme étant problématique, ou parce qu’ils ont des doutes quant à leur « normalité ».

Plusieurs facteurs peuvent les inciter à penser de la sorte : souffrance interne liée à une impression d’être envahi ou obsédé par une pulsion incontrôlable de faire usage de pornographie, conséquences néfastes de l’usage dans la sphère amoureuse (ex : conflits récurrents avec le/la partenaire à ce sujet, etc.), interférence avec le travail.

Conflit avec les valeurs ou l’entourage

Ceci dit, les gens qui disent avoir des problèmes liés à leur usage de pornographie ne répondront pas toujours aux critères de l’hypersexualité. Plusieurs consultent parce que leur comportement (même s’il n’est que très occasionnel), ou le type de pornographie qu’il implique en termes de contenu, entre en conflit avec leurs propres valeurs morales, spirituelles ou religieuses, ou encore avec celles de leur entourage.

Les motifs d’une première consultation clinique sont donc multiples. Et cette dernière survient bien souvent en période de « crise » individuelle, qui peut être liée à une prise de conscience de son incapacité à modifier son comportement, et ce, malgré sa volonté de le faire.

La personne qui consulte peut avoir peur de perdre son emploi en raison d’une importante baisse de productivité au travail, fait explicable par les nombreuses heures passées à faire usage de pornographie. Elle peut également se sentir coupable d’un désintéressement pour la sexualité avec son/sa partenaire au profit de la pornographie. Le/la conjoint-e peut aussi jouer un rôle important pour enclencher une démarche thérapeutique (ex : découverte de faits cachés par le/la partenaire, ultimatum lancé par ce/cette dernier-ère suite à de nombreux conflits sur le sujet, etc.).

C’est donc dire que la motivation d’un individu à consulter peut être autant intrinsèque (provient de lui-même) qu’extrinsèque (provient des autres/de l’extérieur). Lorsque la motivation n’est qu’extrinsèque, les résultats de la démarche de consultation ont tendance à être moins optimaux. Pour que la démarche soit efficace, la personne doit y voir une utilité afin de pouvoir se responsabiliser et répondre à la situation problématique.

Pornographie non menaçante

Les thérapies cognitivo-comportementales ont été reconnues pour leur efficacité dans le traitement des problèmes liés à un usage de pornographie et d’autres types de troubles hypersexuels. Cette approche permet aux sexologues cliniciens de travailler conjointement sur les comportements, les pensées et les émotions (ressenti) du client.

Un travail sur les habiletés relationnelles et l’amélioration des compétences sociales peut également être réalisé de manière à favoriser la formation ou le rétablissement de liens d’attachement significatifs, d’une intimité entre l’individu et un-e partenaire (réel-le ou potentiel-le), ainsi qu’avec son entourage (lorsque celui-ci en est isolé).

Les gens qui consultent pour un usage problématique de pornographie se trouvent souvent socialement inadéquats, trop timides, inintéressants. Ils préfèrent du coup éviter le rejet et s’en tenir à la pornographie, non menaçante sur les plans relationnel et sexuel : en usant de pornographie, personne ne va les critiquer et les remettre en question, mais, en même temps, ils ne bénéficient pas non plus des bienfaits physiologiques et émotionnels de l’attachement et de l’intimité avec une autre personne.

Discours médicaux normalisants

Avec le débat sur la possibilité d’inclure plus explicitement l’usage problématique de pornographie sous la coupole du « trouble hypersexuel » dans la dernière édition du DSM, c’est également une volonté politique et médicale normative qui se manifeste. Une volonté qui a le potentiel de s’immiscer en nous afin de mieux se contrôler et de surveiller ses propres comportements de manière à ce qu’ils demeurent dans la norme établie, dans un objectif implicite de « restructurer le comportement sexuel autour de pratiques et de désirs réfléchis comme moins asservissants et plus épanouissants » [5].

Loin de nous l’intention d’évacuer en bloc la possibilité d’expérimenter une certaine détresse et souffrance liée à un usage problématique de pornographie. Nous pouvons toutefois appeler à une certaine prudence quant aux effets normalisants des discours médicaux dominants qui cherchent à établir la limite du « trop » de pornographie.

Est-ce qu’une hausse des consultations cliniques pour un usage problématique de pornographie signifie d’emblée une hausse du « problème » en soi ? Ou n’y voit-on pas seulement la manifestation d’un regard subjectif accru porté sur soi et ses propres pratiques en lien avec certains discours dominants et normalisants qui cherchent à définir un phénomène en termes de « problème » ?

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[1] Kaplan, M. S., et Krueger, R. B. (2010), Diagnosis, assessment, and treatment of hypersexuality, dans « Journal of Sex Research »47(2/3), pp.181-198.

[2] Briken, P., Habermann, N., Berner, W., et Hill, A. (2007), Diagnosis and treatment of sexual addiction: A survey among German sex therapists, dans « Sexual Addiction & Compulsivity »14pp.131-143.

Goldberg, P. D., Peterson, B. D., Rosen, K. H., et Sara, M. L. (2008), Cybersex: the impact of a contemporary problem on the practices of marriage and family therapists, dans « Journal of Marital and Family therapy », 34, pp.469-480.

Lo, V-H., et Wei, R. (2002), Third-person effect, gender, and pornography ot the Internet, dans « Journal of Broadcasting & Electronic Media »46, pp.8-31.

[3] Kor, A., Fogel, Y. A., Rory, C. R., et Potenza, N. M. (2013), Should hypersexual disorder be classified as an addiction ?, dans « Sexual Addiction & Compulsivity »20, pp.27-47.

[4] Kafka, M. P. (2010), Hypersexual disorder: A proposed diagnosis for DSM-V, dans « Archives of Sexual Behavior », 39, pp.377-400.

[5] Voros, F. (2009), L’intervention de l’addiction à la pornographie, dans « Sexologies », 18, pp.270-276.

 


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